Article Passages sur REDD (Alain Karsenty)
Publié dans Passages n° 164, septembre 2010
REDD (« Déforestation évitée ») : le jeu reste ouvert
Avec une perte estimée à environ 13 millions d’hectares en moyenne par an entre 2000 et 2005 – 7,3 millions d’hectares, en prenant en compte les reboisements, selon la FAO –, la déforestation tropicale constitue une source majeure d’émission de gaz à effet de serre. De l’ordre de 4,4 à 5,5 Gt CO2 (ce dernier chiffre incluant la dégradation des tourbières) par an selon les dernières estimations, ces émissions contribueraient à 12-15 % des émissions annuelles anthropiques de CO2 (de 8 à 20 %, en tenant compte des incertitudes, importantes, qui affectent les estimations de la déforestation et de la dégradation). De plus, la déforestation tropicale a des effets dévastateurs sur la diversité biologique, les forêts tropicales contenant plus des deux tiers des quelque 250 000 plantes supérieures connues des scientifiques, et sur les conditions de vie de nombreuses communautés tirant l’essentiel de leurs ressources des produits forestiers.
Parmi les rares résultats obtenus à Copenhague, le principe d’un mécanisme dit de « déforestation évitée » a été retenu et 3,5 milliards de dollars de financements publics ont été annoncées pour son démarrage. Son acronyme est REDD (Réduction des Emissions issues de la Déforestation et de la Dégradation) et l’architecture du mécanisme n’a pas encore été décidée, bien que l’idée générale consiste à rémunérer les pays (ou les acteurs locaux) qui réduiront leur déforestation (ou conserveront les forêts).
Un cap-and-trade … sans plafond
La REDD peut être construite soit autour d’un mécanisme de marché (cap-and-trade), soit autour d’un système de fonds international. Mais la « déforestation évité » ne sera pas un véritable cap-and-trade dans la mesure où le mécanisme est asymétrique : les pays qui ne réduiraient pas leur déforestation ne subiront aucune conséquence sous forme de sanctions, voire pourraient être rémunérés pour une déforestation en hausse mais « inférieure aux prévisions ». Ceci est caractéristique du principe des « offsets » (c'est-à-dire de la « compensation carbone »), inauguré par les mécanismes de flexibilité du protocole de Kyoto, en particulier le mécanisme de développement propre (MDP). Dans le MDP, les compensations sont censées garantir la neutralité carbone, une tonne évitée ici (dans les pays du Sud) permettant une émission ailleurs (puisque le MDP permet d’acquérir des permis d’émission). En réalité, il est impossible de garantir une telle symétrie. La réduction des émissions est estimée au regard d’un scénario (« sans projet »), c'est-à-dire une projection dans un futur qui n’adviendra pas (puisque le projet sera réalisé). L’asymétrie d’information entre le promoteur du projet (qui, seul, connaît ses couts marginaux) et le vérificateur (quand il ne s’agit pas tout simplement de connivence) ouvre la voie à de très larges « effets d’aubaine » : des permis d’émission sont délivrés pour des réductions qui se seraient produites de toute manière (notamment par le renouvellement des équipements). Une étude récente (Schneider, 2007) auprès d’un échantillon d’entreprises bénéficiaires du MDP indiquait que 86% des sondés étaient d’accord avec l’idée que « les crédits carbone du MDP constituaient la ‘cerise sur le gâteau’ et n’avaient pas été décisifs pour la décision d’investissement ». Ainsi, du fait de cette fréquente absence « d’additionnalité », se crée de la fausse monnaie climatique (air chaud, hot air en anglais) qui affaiblit le prix des permis d’émission et permet le maintien des activités les plus émettrices au Nord.
Un risque de « fausse monnaie climatique »
Ces problèmes de fausse monnaie climatique seraient décuplés si la REDD devait être partie prenante du marché carbone. En effet, la réduction de la déforestation peut être temporaire et liée à un ensemble facteurs hors du champ de l’action publique : les variations du régime des précipitations (la déforestation ralentit les années anormalement pluvieuses, s’accroît les années de sécheresse), la variation des prix relatifs des commodités agricoles, largement liée aux mouvements spéculatifs internationaux. Les modèles économiques qui sous-tendent les scénarios peuvent aider à déterminer quelles sont les forêts menacées, et quelles sont celles qui seront détruites en premier, mais, faute de pouvoir connaître l’évolution future des prix relatifs, ils sont incapables de prédire quand ces déboisements auront lieu, ce qui constitue une condition sine qua non d’une réelle « compensation » des émissions.
En outre, de nombreux pays ont déjà liquidé une grande partie de leur stock de
forêts et leur rythme de déforestation ne peut que ralentir ! Et comme le
choix d’une référence (la déforestation passée ou un scénario) est devenu un
enjeu stratégique entre les Etats, les pays qui ont jusqu’à lors peu déboisé
(comme les pays d’Afrique centrale), demandent qu’il leur soit possible
d’accroître la déforestation pour leur développement tout en conservant la
possibilité d’être rémunéré si le déboisement supplémentaire reste inférieur
aux « « prévisions ». Par exemple, en début d’année, le Guyana –
au taux de déforestation quasi-nul, a présenté un scénario de référence
(dénommé « economically rational land-use scenario » et
préparé par le cabinet McKinsey) prévoyant que 90% de la forêt serait remplacée
par des cultures dans les 25 prochaines années ! On voit d’ailleurs un des
premiers effets pervers de la REDD : il incite les acteurs (Etats ou
agents économiques locaux susceptibles d’être rémunérés) à formuler un chantage
implicite « si vous ne me payez pas, je laisse détruire mes forêts ».
Plus généralement, ils réduisent terriblement la probabilité d’actes
désintéressés pour conserver l'environnement.
D’autres problèmes spécifiques aux forêts plaident également pour laisser REDD à l’écart du marché :
- la réduction de la déforestation dans un pays (ou dans la zone d’un projet, si l’architecture REDD qui sera adoptée permet aux projets de commercialiser directement des crédits carbone) peut se traduire par une augmentation de celle-ci dans un autre pays (ou une autre zone) par un déplacement géographique des pressions.
- La réduction de la déforestation peut n’être que temporaire, alors que les crédits REDD correspondants permettraient des émissions qui sont, elles, définitives.
- A plus long terme, là où les températures augmenteront et se traduiront par des épisodes de sécheresse plus marqués, les forêts (qui absorbent aujourd’hui du CO2 en plus d’en stocker) risquent de devenir des sources nettes d’émission de gaz à effet de serre. En 2005, l’Amazonie a subi une sécheresse sévère et les scientifiques (Philips et al, 2008) estiment que le massif a relâché près de 5 Gt de CO2 cette année là, soit l’équivalent de l’ensemble de la déforestation mondiale d’une autre année. Bien sûr, ceci ne veut pas dire qu’il faudrait renoncer à protéger les forêts et à maintenir le stock de carbone qu’elle représente, mais cette variabilité constitue un élément de plus pour comprendre la non-équivalence entre les réductions d’émissions dans les énergies fossiles et celles correspondant aux forêts.
Un mécanisme REDD lié au marché international du carbone a toutes les chances d’être avant tout une machine à fabriquer de la « fausse monnaie climatique ». Il faut donc hautement préférable que les négociateurs qui doivent maintenant définir les règles de la REDD, choisissent une architecture excluant le marché et centrée autour d’un fonds international de lutte contre la déforestation.
Le financement d’un fonds mondial de lutte contre la déforestation
Un fonds international ne devrait pas « récompenser » les pays qui voient leur déforestation se réduire (ce qui constituerait une vision naïve de l’incitation appliquée aux Etats) mais financer des politiques et mesures dans 3 domaines : intensification écologique agricole, clarification des droits fonciers, gouvernance et lutte contre la corruption. Dans ce cadre, des programmes ambitieux de paiements pour services environnementaux peuvent être lancés pour faciliter la transition d’une agriculture consommatrice d’espaces naturels vers d’autres modèles (incluant l’agroforesterie). De tels paiements – qui innovent dans la mesure où, contrairement à l’aide classique, ils sont conditionnés à des changements effectifs de pratique conclus par contrat avec les acteurs locaux – n’entraîneront des transformations durables que s’ils s’accompagnent d’un puissant appui au changement des pratiques agricoles et que soient mis sur pied des programmes d’accompagnement pour pérenniser une agriculture plus intensive et plus écologique (crédit rural, assurances, prix stabilisés…). En outre, dans des situations où les droits fonciers restent imprécis et contradictoires, une clarification préalable de ceux-ci est indispensable, faute de quoi les paiements engendreront de graves conflits d’appropriation. Il s’agit donc d’investissements considérables à consentir pour s’attaquer à quelques-unes des causes structurelles de la déforestation[1].
Une option « bon marché » ?
Le coût de la réduction de la déforestation a fait l’objet d’évaluations indiquant qu’il serait relativement modeste. Elles se basent sur le coût d’opportunité de la conservation des forêts, calculé à partir des revenus agricoles (élevage inclus) et forestiers qui ne seront pas obtenus du fait du renoncement à la déforestation. Le rapport Stern a évalué en 2005 à 5 milliards $ par an le montant nécessaire pour arrêter 70% de la déforestation, cette somme devant servir à compenser les agents économiques pour qu’ils cessent de déboiser. Le rapport Eliasch (2008) chiffre à 7 milliards $ les coûts d’opportunité pour réduire de moitié de la déforestation. Mais il faut y ajouter des coûts de transaction (environ un demi-milliard par an) qui correspondent à la mise en œuvre des politiques et à la supervision des paiements aux agents.
Eliasch ne reprend pas l’hypothèse irréaliste de Stern d’une additionnalité totale des paiements. Stern envisageait que les paiements soient limités aux seules forêts menacées et que chaque agent économique recevrait exactement son coût d’opportunité. Eliasch se place dans la perspective d’un marché du carbone, avec un prix unique de la tonne de CO2 : une partie des agents qui fourniront un service de « déforestation évitée » auront des coûts d’opportunité inférieurs à la valeur des émissions évitées (calculées à partir d’un prix de la tonne de CO2 résultant de l’offre et de la demande). Cette différence entre le « coût de production » de la déforestation évitée et son « prix d’achat » engendre une « rente ». Cette rente peut être conservée par les agents mais elle sera plus vraisemblablement capturée par les courtiers du marché carbone ou les promoteurs de projets de « paiements pour services environnementaux » (PSE), qui se rémunèreront ainsi. De ce fait, le rapport Eliasch estime qu’il faudrait de 17 à 33 milliards $ par an pour réduire de moitié la déforestation. Le rapport McKinsey (2009) estime que près de la moitié de la déforestation peut être stoppée pour un peu moins de 2 € la tonne de CO2, montant dérisoire. Mais ce même rapport précise qu’une telle approche par la compensation des coûts d’opportunité peut s’avérer très onéreuse : reprenant le problème de l’additionnalité (« les compensations seront versées également aux agents qui n’auraient pas déboisé dans tous les cas »), il indique que les montants nécessaires aux paiements peuvent être de 2 à 100 fois plus élevés !
Pourquoi des estimations aussi basses ? C’est qu’une grande partie de la déforestation est imputable à des paysans pauvres pratiquant l’abattis-brûlis (notamment en Afrique) et une autre, moins large, à l’élevage extensif (surtout en Amazonie) – cette dernière activité rapportant, selon McKinsey, un profit de 15 $ par hectare au Brésil. Pour une famille paysanne qui s’arrêterait de déboiser, le coût d’opportunité correspondrait à la valeur commerciale des produits agricoles qu’elle retire actuellement de cette activité. Comme cette dernière lui laisse souvent à peine de quoi survivre, on comprend mieux d’où vient cette idée que réduire la déforestation constitue une option bon marché ! Encore faut-il que les paysans acceptent de rester dans la pauvreté et qu’ils ne tentent pas de contourner les contrats qu’ils signeront en allant déboiser ailleurs, deux hypothèses assez peu réalistes. Quant aux « coûts de transaction », ils semblent terriblement sous-estimés et le problème de la corruption n’est pas évoqué.
Comment assurer des financements suffisants et durables pour un tel fonds ? La solution peut venir du côté de la fiscalité. S’il n’est pas certain qu’une taxe sur les transactions financières (option défendue par la France) soit réellement envisageable à court terme, la perspective d’une taxe carbone européenne semble plus tangible. Pour éviter les « fuites » de carbone et la délocalisation, une mesure « d’ajustement aux frontières » (taxe carbone sur les produits en fonction de leur processus de production) semble inévitable – et ne contreviendrait pas aux règles de l’OMC. Pour qu’une telle mesure ne soit pas ressentie comme du protectionnisme déguisé mais bien une mesure de lute contre les changements climatiques, la meilleure solution serait de restituer le produit de cette taxe-ajustement aux pays du Sud sous la forme de contributions à des programmes d’adaptation et de mitigation. Et dans la mesure où la déforestation contribue à 12-15% des émissions de GES, il serait logique qu’une grande partie aille au financement de programmes de lutte contre la déforestation.
Alain Karsenty
Références :
Philips O. et al, 2009. Drought Sensitivity of the Amazon Rainforest, Science Vol. 323. n° 5919, pp. 1344-1347.
Schneider L., 2007, Is the CDM fulfilling its environmental and sustainable development objectives? An evaluation of the CDM and options for improvement, Oko-Institut e.V., Berlin.
[1] D’autres étant liées aux modes de consommation, notamment la consommation de viande bovine ou les agrocarburants, mais ceci dépasse le cadre de cet article.